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Ferdinand Berthoud et la Royal Society de Londres

Dans un de ses « journaux d’expériences », Ferdinand Berthoud a consigné un ambitieux projet de livre demeuré méconnu. Il s’agit de l’Art de l’Horlogerie, ouvrage in-folio, en plusieurs tomes et richement illustré dont quelques membres de l’Académie des sciences auraient souhaité lui confier la rédaction pour la célèbre série de la Description des arts et métiers. Berthoud en esquisse le plan au début de l’année 1763, mais les volumes ne seront finalement pas réalisés. Le projet lui offre cependant l’occasion de réfléchir à une nouvelle édition augmentée de l’Essai sur l’horlogerie ; il conçoit cette refonte comme un ouvrage encyclopédique, réunissant la somme de son savoir-faire horloger et de celui de son époque, qu’il léguerait ainsi à la postérité.


Ferdinand Berthoud, un auteur reconnu


Les deux volumes de l’Essai sur l’horlogerie arrivent enfin chez les libraires au tout début de l’année 1763 ; les gazettes parisiennes en signalent la parution dès la mi-janvier. Toutefois, alors même que l’ouvrage s’apprête à circuler et à récolter le succès que nous lui connaissons, Ferdinand Berthoud a déjà un autre projet de livre à l’esprit. À la date du 1er janvier 1763, il note en effet dans son Journal d’Expériences et de Recherches sur l’horlogerie n. 5 (Bibliothèque du Conservatoire des arts et des métiers, Paris, ms. 52) que plusieurs membres de l’Académie des sciences envisagent de lui demander la rédaction de l’Art de l’Horlogerie, qui trouverait place dans la prestigieuse série de l’Académie consacrée au savoir-faire artisanal, la Description des arts et métiers.


La Description des arts et métiers


Depuis sa fondation en 1675, l’Académie des sciences avait été invitée par Colbert à étudier les machines, outils et procédés pour produire des descriptions des différents métiers. Concrètement, le projet d’imprimer une collection avait d’abord été mené par le physicien et naturaliste René-Antoine Ferchault de Réaumur (1683-1757), connu pour ses études sur les insectes et son échelle thermométrique. Mais c’est essentiellement avec l’agronome Duhamel du Monceau (1700-1782), qui reprend la direction de la collection à la mort de Réaumur, que la série connaît un véritable essor dans les années 1760. Duhamel rédige lui-même un premier Art du Charbonnier qui paraît en 1760. Suivent, en l’espace de trois ans, sept autres arts, parmi lesquels l’Art de faire le parchemin (1761), l’Art de travailler les cuirs dorés ou argentés, l’Art du cartonnier, l’Art du cirier et l’Art du cartier (1762). Les volumes, que l’Académie produit en collaboration avec divers imprimeurs-libraires, sont de grands in-folio, coûteux et abondamment illustrés ; leurs différents auteurs appartiennent, en grande majorité, à l’institution savante. La publication de la série se poursuivra à un rythme accéléré jusque dans les années 1780, lorsqu’elle sera arrêtée : au total, elle se composera de 85 descriptions, réparties en plus de trente volumes (ill. 1). La Société typographique de Neuchâtel en fabrique des contrefaçons in-quarto entre la décennie 1770 et le début de la suivante.



Une véritable encyclopédie de l’horlogerie, soit l’art horloger pour la postérité


C’est donc à une entreprise d’envergure que plusieurs scientifiques, dont les noms ne nous sont malheureusement pas parvenus, désirent associer Berthoud. Sa réputation d’auteur et d’horloger est ainsi reconnue par l’Académie elle-même. Pour sa part, l’horloger ne peut que se réjouir de contribuer à la Description des arts et métiers : comme il l’écrit dans son journal : « mon travail pourra avoir place parmi ce que donnent les illustres académiciens ». Dès lors, Berthoud développe le plan d’un livre constituant une mise à jour considérablement enrichie de son Essai sur l’horlogerie et qui porte un long titre : L’Art de l’Horlogerie, traité dans toute son étendue soit relativement à l’usage civil, à l’astronomie ou à la navigation et suivant des principes confirmés par l’expérience, ou entrés dans tous les détails de construction des machines d’horlogerie, leur description et un traité complet de la main d’œuvre de toutes les parties de cet art (ill. 2). Ce titre ainsi que l’abondante table des matières répondent à de véritables aspirations encyclopédiques. Berthoud ambitionne en effet de préparer un ouvrage rassemblant tout le savoir-faire horloger de son époque, pour le léguer à la postérité au cas où « il arrivait que des siècles de barbarie nuisissent à ensevelir nos arts ». Il s’agit donc d’une œuvre imposante, distribuée en douze livres et tenant compte de machines, composants, outils et procédés d’exécution : il ne délaisse aucun aspect de la production horlogère. De ce fait, il prévoit également un somptueux et précis appareillage iconographique, sur le modèle de l’Essai sur l’horlogerie (ill. 3) ; artisan aisé, il est prêt à assumer lui-même les coûts de réalisation des planches qui lui paraissent un instrument nécessaire « pour faire entendre un art difficile et susceptible d’une extrême délicatesse d’exécution » comme celui de l’horlogerie.


Un conflit d’autorité


Berthoud n’est toutefois pas le seul candidat à la rédaction d’un Art de l’Horlogerie, qui représente de toute évidence un enjeu majeur pour l’Académie. L’astronome et académicien Joseph Jerôme Lefrançois de Lalande (1732-1807), qui pour la Description des arts et des métiers a déjà écrit plusieurs arts entre 1761 et 1762, souhaite aussi se voir chargé de la réalisation de ces volumes. Alors que Berthoud s’adresse à l’Académie au mois de janvier 1763 pour manifester à nouveau par lettre son intérêt pour le projet, les deux hommes cherchent à trouver une entente en réalité inutile. L’Académie des sciences leur préfèrera, finalement, un troisième auteur : le géomètre Jean-Baptiste Leroy (1720-1800), membre adjoint de l’institution et, surtout, fils de Julien Leroy. Jean-Baptiste ne mènera néanmoins pas à son terme la mission que l’Académie lui confie, en privant de la sorte la Description des arts et métiers d’un texte qui aurait dû compter parmi les plus importants de la collection. 


 L’échec du projet de l’Art de l’Horlogerie ne portera pas atteinte à la carrière de Ferdinand Berthoud. Quelques mois plus tard, nous le savons, il sera envoyé en Angleterre avec le mathématicien Charles-Etienne Louis Camus (1699-1768) pour analyser la montre marine de John Harrison ; il retrouvera, par ailleurs, De Lalande à Londres. Cependant, les querelles autour de la rédaction de l’ouvrage nous rappellent les difficultés essuyées en France par les tenants d’un savoir et d’un savoir-faire considérés comme relevant plus du geste que de l’esprit et, par reflet, la mainmise de puissantes institutions comme l’Académie des sciences sur la connaissance technologique des Lumières. 


Légendes:

Henri-Louis Duhamel Du Monceau, « Art du charbonnier ou Manière de faire le charbon de bois » in : Description des arts et métiers par l’Académie royale des sciences, Paris : Desaint et Saillant, 1761, page de titre. Bibliothèque nationale de France.

 Ferdinand Berthoud, Journal d’Expériences et de Recherches sur l’horlogerie n. 5. Bibliothèque du Conservatoire des arts et des métiers, Paris, ms. 52. L’art de l’horlogerie, traité dans toute son étendue, soit relativement à l’usage civil, à l’astronomie ou à la navigation et suivant des principes confirmés par l’expérience, ou entrés dans tous les détails de construction des machines d’horlogerie, leur description et un traité complet de la main-d’œuvre de toutes les parties de cet art, projet d’ouvrage non abouti, 1763.

Ferdinand Berthoud, Essai sur l’horlogerie, dans lequel on traite de cet art relativement à l’usage civil, à l’astronomie et à la navigation, en établissant des principes confirmés par l’expérience, Paris : chez J. Cl. Jombert, Musier et Panckoucke (libraires), 1763, volume premier, planche XI.

 Ferdinand Berthoud, montre de poche en or avec répétition des quarts à toc, N° 2204, vers 1780.